Je choisis toujours la même place à la bibli : la deuxième table en haut de l’escalier, pour voir tout le monde passer.
Je prends la deuxième parce que la première n’est jamais libre, toujours occupée par le même gars, un studieux à l’air trop sage qui porte des chemises Polo trop blanches. Un trop propre et trop tranquille, un zen, introverti et pas jasant.
Je dois le déranger, moi, la tornade qui n’arrête pas de bouger derrière lui, sans cesse interrompue par tout le Cegep qui s’arrête pour me parler en haut de l’escalier, moi, la pseudo rebelle toute de noir vêtue, les cheveux un peu croches et les yeux pas maquillés, mes Doc Martens aux pieds.
On ne s’est jamais parlé, c’est à peine si on se sourit, mais un rituel s’est établi : quand j’arrive avant lui je lui laisse la première table, quand c’est lui le premier, il met ses livres sur la mienne pour la réserver. Là-dessus on se ressemble, on a nos petites habitudes qui ne changent pas, on aime s’asseoir toujours au même endroit. Et puis, je ne sais pas pourquoi, il me fait du bien et ça me rassure de le voir là, comme un landmark : même place, même heure, même gars. J’aime la force tranquille qu’il dégage, même s’il a l’air de peser 100 livres dans son frame de chat.
Notre lien s’est tissé comme ça, sans jamais se regarder de face, toujours à se gérer de dos. Lui à m’entendre le déranger sans jamais changer de place, moi tombant dans la lune en regardant ses épaules, sans jamais le trouver plate. Pendant presque un an.
Puis, tout s’est bousculé : un cours de physique des matériaux, un été de vélo, un party avec des chums, un french dans l’auto…un amour qui dure depuis tant d’années.
J’ai entendu un jour une histoire contée: je ne sais plus quel Dieu tenait dans ses mains une caisse d’oranges qu’il a échappée. En frappant le sol, les oranges se sont séparées en deux et se sont dispersées sur la terre. Depuis ce temps, chaque moitié, représentée par un être humain, essaie de se retrouver pour reformer l’orange (non je n’ai jamais trouvé l’original de ce texte mais pour les ceuzes qui aiment les références, faites-vous les dents sur ceci le discours d’Aristophane, réputé être à l’origine de l’expression Moitié d’orange!)
Ma moitié d’orange a rencontré la sienne dans une bibliothèque. Sans un mot ou presque, elles se sont reconnues. Depuis 20 ans, l’orange est complète. Il est un peu moins tranquille, je suis un peu moins énervée. Il parle quand c’est significatif, je parle tout le temps. Il aime la tornade que je suis, j’aime la force tranquille qu’il dégage. Il a encore son frame de chat, nous avons toujours nos petites habitudes qui ne changent pas. Ensemble on est un tout, séparés on se cherche.
On dort tous les soirs imbriqués, mesurant chaque jour la chance qu’on a eue de se trouver!
En ce jour de Saint-Valentin, je vous souhaite votre moitié d’orange.
En ce jour de Saint-Valentin, comme chaque jour, je dis à la mienne : Je t’aime!
Hummm un délicieux récit qui donne envie de s’empifrer d’agrumes… Madame ménagère vous êtes extrêmement divertissante!
madame S